Si Eisai a rapporté de Chine la consommation du thé en poudre, il ne le destinait qu'à un usage pharmaceutique : la saveur amère du thé était supposée bénéfique pour le coeur. Selon la maladie du patient, le thé était préparé plus ou moins fort : le Cha Lu rapporte que quand le patient a besoin d'une forte dose, on dilue beaucoup de thé dans peu d'eau, pour obtenir une sorte de pâte. Au contre, si le patient n'a besoin que d'une dose légère, on dilue peu de thé dans beaucoup d'eau. Dans ce dernier cas, le battage crée un mousse qui se dissipe rapidement.
L'introduction du thé dans les rites monastiques, d'où il fut repris pas les classes dirigeantes à des fins de divertissement, peut être attribuée à Myôe, disciple et ami de Eisai.
Myôe et Dôgen : les débuts du rituel
L'entrée du Kôzanji
Myôe Shônin (明恵上人, 1173-1232, aussi appelé Kôben) est un moine bouddhiste à l'origine Shingon, mais resté célèbre en tant qu'abbé du Kôzanji pour avoir revivifié l'école Kegon (Avatamska), un des principaux courants du bouddhisme de l’époque Nara.
Ayant étudié le Zen auprès de Eisai, Myôe en appris aussi à préparer le thé en poudre. Il est d'ailleurs à l'origine des jardins de Toganoo, puis de Yamashiro (Uji). Il introduisit la consommation du thé dans les monastères bouddhistes pour lutter contre les trois poisons de la méditation assise : la somnolence, les idées futiles et la posture de méditation incorrecte. Il était persuadé qu’aucun mérite ne pouvait être gagné tant que ne seraient pas éliminés ces trois poisons, même en pratiquant dur pendant des mois.
Le thé suffisant à éliminer la somnolence, Myôe en encouragea la consommation auprès des moines. C’est ainsi que la technique de préparation du thé en poudre se répandit non seulement parmi la secte Zen, mais aussi auprès des moines Kegon et Ritsu.
Dôgen
Les premières règles formelles concernant l'usage du thé sont l'oeuvre de Dôgen (1200-1253), le fondateur de l'école Zen Soto.
Revenant de Chine, il a ramené avec lui beaucoup d'ustensiles de thé. Afin de d'établir la discipline dans son temple, le Eiheiji (préfecture de Fukui), il promulgua un texte de règles (shingi) : le Eihei Shingi, incluant des offrandes quotidiennes de thé à Bouddha. Les règles concernant le thé (sarei) sont parfois des procédures très détaillées, et constituent les premiers rituels (temae) liés au thé. Ces procédures peuvent aujourd’hui encore être observées au temple Kenninji à Kyôto, lors du service en mémoire de Eisai qui a lieu chaque année en avril, ou encore au temple Myôshinji, toujours à Kyôto.
L'adoption par les guerriers et le jeu de tôcha
Durant toute la période Kamakura, les moines japonais consomment le thé comme c'est l'usage en Chine, tous ensemble. Ce rituel développe un sentiment de groupe entre les participants. Il semble avoir séduit les guerriers, qui trouvaient assez proche la rigueur d'un monastère et celle d'un camp militaire.
Un petit jardin de thé
au Kôzanji, à Toganoo
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Petit à petit s'instaura parmi les guerriers et les aristocrates la pratique du tôcha, un jeu de dégustation à l'aveugle. Il s'agit de goûter plusieurs bols de thé afin de reconnaître le seul qui soit du "vrai thé" (honcha), c'est à dire du thé en provenance de Toganoo, les autres régions ne produisant que du "hicha" (non-thé). La production d'Uji ne prendra le premier rang qu'à la période Muromachi.
A cette époque, du thé était produit à travers tout le Japon. Outre la production de Toganoo, on trouvait en seconde catégorie Uji, Ninnaji, Daigo, Hamuro, Hannyaji, Jinnoji. La troisième catégorie regroupe les autres centres de production : Takarao (province de Yamato), Hattori (Iga), Kawai (Ise), Kiyomi (Suruga) ou encore Kawagoe (Musashino).
Les séances de tocha avaient lieu à l'étage d'un pavillon de thé, dans une pièce appelée kissa-no-tei. L'hôte de la réunion s'appelle déjà teishu, nom qu'il a conservé jusqu'à nos jours.
Au cours des séances de tôcha, il est vraisemblable que l'usage était de faire circuler le bol entre tous les participants. En effet, des registres conservent la trace de séances de 60 participants, goûtant 15 thé différents. Cela ferait alors plus de 900 bols à préparer ! Cetta pratique de bol commun s'est conservée jusqu'à aujourd'hui dans le rituel du koicha.
Les offrandes rituelles de thé
La pratique des offrandes de thé semble remonter à Eison, moine du 13e siècle ayant rétabli la renommée du temple Saidaiji à Nara. En 1262, il vint à Kamakura sur l’invitation de Hojo Sanetomo. Pendant le voyage, il pratiquait des cérémonies bouddhistes pour ceux qui lui demandaient, et offrait du thé à l’assistance à cette occasion comme médicament de longue vie.
Offrande Ochamori
au Saidaiji
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En 1281, lors de la tentative d’invasion mongole, alors que Eison priait Hachiman dans le sanctuaire qui lui est dédié au sein du Saidaiji, la neige se mit à tomber. Prenant cela comme un bon présage, Eison fit une offrande de thé dans le sanctuaire. Le thé restant fut préparé dans un grand récipient et offert à l’assistance, initiant ainsi la pratique du Ôchamori, toujours pratiqué aujourd’hui en avril de chaque année. A l’origine une offrance en prière à Hachiman, c’est aujourd’hui la plus ancienne tradition de service du thé au public.
Ogasawara Sadamune et l'étiquette
Ogasawara Sadamune (1294-1350), descendant à la 16e génération de l'empereur Seiwa (au sein du clan Seiwa Genji, par les branches Minamoto, Takeda et Kagami) était un allié du shogun Ashikaga Takauji, premier shogun de l'ère Muromachi. En remerciement d'avoir contribué à élever son cousin sur le trône impérial, Takauji le nomma responsable de l'étiquette au sein de la Maison shogunale. Il est donc le fondateur de l'école d'étiquette Ogasawara-ryû, dont le premier ouvrage écrit sera rédigé par son arrière petit-fils Nagahide (1366-1424) : le Sangi Itto (Les trois arts ne font qu'un).
Loin d'être une préoccupation mineure, l'étiquette était vue comme l'une des trois discipline que devait maîtriser un guerrier, avec l'équitation et le tir à l'arc. L'école Ogasawara, qui semble être l'origine de toute l'étiquette japonaise, existe toujours de nos jours (Ogasawara ryû reihô), et est l'une des deux école de yabusame (tir à l'arc à cheval) avec la Takeda ryû.
Sadamune ayant reçu l'enseignement de Dôgen, il s'appuya sur les règles des temples zen pour établir une étiquette profane, à destination des guerriers laïcs. Ces règles étaient à peu près complètes à l'ère Kitayama, pendant la période Muromachi. Elaborées pour la société des guerriers, elles encadraient toutes les situations de la vie, aussi bien l'accueil d'un visiteur que les déplacements au service de la noblesse.
La famille Ogasawara restera très influente jusqu'à nos jours dans les milieus cultivés (y compris le milieu du thé), et adaptera ses règles à l'apparition de nouvelles situations sociales. Ainsi, elle donnera entre autres naissance au 18e siècle à une école de senchadô (thé infusé).
Nôami et les premiers temae laïcs
Kinkakuji
Le règne du shogun Ashikaga Yoshimitsu est une période de grande production culturelle, appelée période Kitayama, datée de la construction du Kinkakuji (Pavillon d'or) en 1397 jusqu'à la fin du règne de Yoshimitsu en 1441. Ce dernier encouragea les arts, et notamment le théatre Nô et la poésie renga. Il prit à son service des conseillers culturels : les dôbôshû. A l'origine simples conservateurs des collections shogunales, ces derniers prirent progressivement le rôle de conseiller culturel et artistiques et acquirent ainsi une grande influence.
Parmi ces derniers, on retiendra Nôami (Nakao Shinnô Saneyoshi, 1397-1471). Vassal de la famille Asakura (province d'Echizen), peintre et poête, il entra au service du shogun Ashikaga Yoshinori (1394-1441) en tant que dôbôshû, et resta au service de ses fils Yoshikatsu puis Yoshimasa.
Ginkakuji
Le règne du shogun Ashikaga Yoshimasa (1435-1490, r. 1449-1473), second fils de Yoshinori, est une période de renouveau culturel, cherchant à égaler la période Kitayama : c'est la période Higashiyama (du nom du lieu où sera construit le Ginkakuji). C'est à cette époque qu'apparait le nouveau style architectural shôin pour les pièces de réception, plus intime que le style précédent (le style shinden), et caractérisé par ses sols de tatami et ses éléments appelés collectivement zashikikazari : son alcôve (oshi-ita, l'ancètre du tokonoma), son étagère asymétrique (chigaidana) et son bureau de lecture adossé à la fenêtre (tsukeshôin).
Cette période atteindra ses sommets avec la construction en 1483 par Yoshimasa du Ginkakuji (Pavillon d'argent), rivalisant avec le Kinkakuji de son grand-père. Destiné à être un lieu de recueillement pour le shogun retiré, il deviendra à sa mort un temple zen, le Jishôji. La construction du Ginkakuji restera inachevée à la mort de Yoshimasa en 1490, et seuls deux bâtiments de l'époque restent aujourd'hui : le Ginkaku, qui sert de temple de Kannon, et le Tôgudô.
Tôgudô
Ce dernier, un bâtiment carré un peu moins 7 mètres de côté, était destiné à être la "chapelle" bouddhiste privée de Yoshimasa (jibutsudô). Il est composé de quatre pièces, dont une appelée Dôjinsai : c'est la plus ancienne pièce de thé connue de 4 tatamis et demi (yojohan), dans le style shôin. Cette pièce de thé existe encore aujourd'hui, et est restée conforme à sa disposition de l'époque.
On suppose que Nôami, en tant que dôbôshû, est l'auteur du Kundaikan Sôchôki, catalogue des objets d'art du shogun Yoshinori. Il créa en tout cas le rituel shôin no daisu kazari, utilisant l'étagère daisu dans une pièce de style shôin. Le daisu lui-même est à l'origine un élément du rituel de thé des temples zen. Le temae de Nôami s'inspire de l'étiquette Ogasawara, mais aussi du théatre Nô, en particulier pour les déplacements. Son style sera développé par son fils Geiami puis son petit fils Sôami, et reste connu sous le nom de style Higashiyama.
A cette époque, les hommes de thé n'ont pas de tenue imposée. Le plus souvent, l'hôte adopte la tenue formelle de l'époque : les moines portent le jittoku et les nobles une tenue de cérémonie. Les participants portaient donc la tenue correspondant à leur rang.
Jusqu'à Nôami, le thé était préparé hors de la salle de réception, et apporté par des maîtres de thé appelés chatô. C'est probablement du temps de Yoshimasa que l'on commença à préparer le thé dans un coin de la pièce de réception, l'hôte décidant parfois de préparer lui-même le thé. C'est aussi à cette époque que remonte l'utilisation d'un mizusashi comme récipient à eau froide (un simple seau était utilisé auparavent, ce qui est toujours possible de nos jours). C'est aussi de cette époque que remonte l'usage de consommer le thé épais, koicha, qui était la préparation "normale" du thé, puis le thé léger usucha.
En matière d'ustensiles, l'utilisation de pots à thé en céramique (chaire) est attestée au même titre que les pots laqués (natsume ou autres types). Les bols étaient des tenmoku d'origine chinoise (karamono), puis des imitations provenant de Seto commencèrent à être utilisées. Certains historiens considèrent que l'on utilisait les céramiques karamono (tenmoku, chaire...) pour servir ses invités, alors que l'on réservait les ustensiles plus simples (Seto, pots laqués...) pour sa famille et ses proches.
A la fin de la période Higashiyama, on relève deux hommes de thé ayant joué un rôle important dans la transmission.
Sanjônishi Sanekata, courtisan contemporain de Noami, fréquentait le shogun Ashikaga Yoshimasa. Il construisit en 1502 un pavillon de thé de 4 tatamis 1/2, dans le style shôin. Passionné de thé, il finit sa vie dans une pauvreté extrême. Il a laissé un journal transcrivant ses vissicitudes, dans lequel on a la trace de ses relations avec Jukô et son père.
Ukyô, un page de Nôami, reçu une formation au thé du style Higashiyama. Il finit par renoncer à la vie mondaine, et se retira à Sakai sous le nom de Kûkai. Il y rencontra l'ermite (inja) Dôchin, à qui il transmit ses connaissances sur le thé et les règles d'utilisation du daisu.